« 66-5 », Bobigny plein cadre

« 66-5 », Bobigny plein cadre
Série
  • En septembre, cette série judiciaire diffusée sur Canal+ a mis à l’honneur le tribunal de grande instance de Bobigny et la Cité de l’Abreuvoir, filmés quasiment comme des personnages.
  • « 66-5 » - en référence à cet article du code de procédure pénale qui défend le secret des échanges entre un avocat et son client - raconte le retour d’une avocate, Roxane Bauer, à Bobigny, où elle a grandi.
  • Anne Landois, créatrice de la série, et Rachid Santaki, romancier de Saint-Denis et auteur sur cette œuvre en 8 épisodes, nous dévoilent leurs sources d'inspiration dans une interview croisée.

Pourquoi avoir choisi comme personnage principal une avocate ?

Anne Landois : Déjà depuis Engrenages, dont j’ai piloté les 6 premières saisons, j’étais restée avec cette envie de travailler davantage le personnage de l’avocate Joséphine Karlsson (jouée par Audrey Fleurot). Evidemment en moins sulfureux, mais quand même… Le milieu des avocats pénalistes m’intéressait, je voulais l’explorer. Et quand j’ai demandé à Clarisse Serre, une avocate qui plaide justement au barreau de Bobigny, si elle m’aiderait sur cette série, elle m’a répondu favorablement. L’idée était là, ce qu’on a mis plus de temps à trouver, c’était l’angle.

Et l’angle justement, c’est cette idée du retour là où on a grandi et où on ne désirait pas forcément revenir.

AL : Oui, quand j’ai commencé à travailler sur le personnage de Roxane Bauer, elle était plus âgée, elle était déjà installée à Bobigny. Tout à coup, je me suis rendu compte que j’avais besoin de savoir pourquoi elle était à Bobigny. J’ai donc écrit son personnage en voix off, de manière chronologique: c’est comme ça que je l’ai bâtie sur ce traumatisme d’adolescence, sur son désir de s’affranchir de son milieu et d’aller construire sa vie au-delà du périph. Puis venait le temps du retour là où elle a grandi, avec ce déclencheur qui m’a été inspiré par le mouvement MeToo. Je trouvais ça intéressant de raconter ce personnage qui allait s’épanouir dans un endroit où elle ne voulait absolument pas revenir.

Vos personnages de premier plan sont des femmes fortes, déterminées. A l’inverse, la plupart des hommes apparaissent négatifs ou jouent double jeu. C’est pour prendre le contrepied d’une culture machiste qu’on voit dans certains milieux ?

Oui. Actuellement on est dans un contexte assez particulier : pas seulement en raison des problèmes d’agressions sexuelles, mais aussi en raison de la difficulté pour certaines femmes d’exister comme elles le voudraient dans leur métier. C’est particulièrement vrai dans le droit des affaires : c’est un milieu où les femmes sont très compétentes mais invisibilisées, on aime bien qu’elles rédigent des dossiers de plaidoiries, mais en général, ce ne sont pas elles qui vont plaider. On a davantage l’habitude de voir des relations parfois compliquées entre jeunes femmes et jeunes hommes en banlieue, mais paradoxalement, je ne pense pas que ce soit là que la culture machiste soit la plus marquée. Mais là aussi, c’est bien de montrer des images de femmes fortes. Je me dis que la fiction peut aussi faire changer la société.

Et vous, Rachid, à quel moment êtes-vous entré dans le processus d’écriture ?

Rachid Santaki : Je pense que les deux premiers épisodes existaient déjà. A ce moment, Anne cherchait quelqu’un qui pourrait lui faire comprendre certains enjeux du territoire et les codes de certains personnages, pour être sûre d’être dans l’ordre du vraisemblable.

AL : Oui, c’est bien de bosser avec des auteurs qui sont des techniciens qui connaissent bien l’écriture et la dramaturgie, mais j’ai aussi besoin de gens qui connaissent le terrain. Certes, j’ai passé du temps dans les audiences de comparution immédiate à Bobigny, certes j’ai pas mal arpenté le 93, déjà du temps d’Engrenages, mais il me manquait quelqu’un d’ancré. Et les romans de Rachid, « Les anges s’habillent en Caillera » ou « Laisse pas traîner ton fils », me disaient qu’il avait cette connaissance du territoire.

Et pourquoi ce choix d’ancrer la série à Bobigny ?

AL : Plusieurs choses se sont combinées. Il y avait bien sûr d’abord la trajectoire de Clarisse Serre qui m’intéressait, cette avocate qui a quitté Paris en 2013 pour Bobigny, et à qui tout le monde disait alors : « Mais tu ne trouveras jamais de clients ! ». Résultat, elle est devenue une avocate pénaliste particulièrement reconnue. Et puis, le tribunal de grande instance de Bobigny en lui-même est passionnant, assez cinématographique. Ce lieu casse complètement l’image des tribunaux qu’on a l’habitude de voir au cinéma : vieillots, solennels, feutrés. Là, avec ses grandes verrières, il y a énormément de lumière qui passe, et avec ce côté bleu et brique, je lui trouve un côté un peu pop.

La série montre une facette sombre du 93, mais elle est contrebalancée par des scènes de vie dans le quartier de l’Abreuvoir, qui donnent à voir des personnes qui travaillent, vivent ensemble, une vie de quartier quoi…

AL : On voulait faire un pas de côté par rapport aux séries dites « de banlieue ». La mise en scène a apporté un côté extrêmement lumineux. Il faut dire qu’on a tourné à l’été 2022 et ça nous a aidés. Tout de suite, la réalisatrice Danielle Arbid qui avait ouvert la série (les 4 derniers épisodes sont tournés par une autre réalisatrice : Keren ben Rafael) nous avait dit : « je veux filmer le 93 comme si j’étais à Marseille ». On voulait raconter que dans les quartiers, il y a une vie comme ailleurs. Et l’Abreuvoir a justement ce côté très vivant.

RS : Je crois que le tout est d’être honnête sur ce qu’on présente aux gens : est-ce la réalité, une fiction ? Si on le présente comme une vérité c’est là que les gens vont trouver ça dégradant, et ce sera légitime. Mais si on est clair sur le fait qu’il s’agit d’une fiction, les gens savent faire la part des choses.

Et puis, cette facette sombre du 93 n’est rien comparé au tableau fait des beaux quartiers parisiens et de leurs petits arrangements…

AL : C’est aussi une des idées qui m’animait au début : je voulais montrer une certaine loi du pot de fer contre le pot de terre. Le mari et le beau-père de Roxane, avocats pénalistes, s’affranchissent de beaucoup de règles parce qu’ils s’estiment au-dessus des lois. Alors que Roxane, quand elle est de retour à Bobigny, va s’investir pour le moindre mec pris avec les doigts dans le pot de confiture. Je voulais vraiment travailler sur ce contraste-là. Tout ça pour dire qu’il y a pas mal d’arrangements passés sous silence dans le 8e arrondissement et au contraire mis en pleine lumière quand il s’agit de trafics de stups dans le 93…

Le sous-titre de la série, c’est « Ne jamais oublier d’où l’on vient ». Et vous, d’où venez-vous ?

AL : Je suis née à Saint-Ouen, à la clinique du Landy où ma mère travaillait comme infirmière. Par la suite, j’ai grandi en Essonne, mais j’ai fait mes études à Paris 8 Saint-Denis. Donc je garde de ces années-là beaucoup de souvenirs de transports. Si je devais illustrer mes années étudiantes, je pense tout de suite au documentaire « Nous » de Alice Diop : cette ligne de RER B dont elle montre la vie à tous les arrêts, je la connais par cœur… Quant à mon envie de devenir scénariste, elle a toujours été là, dès mes 15 ans. Et avant ça, je voulais être commissaire de police… A un moment, les deux se sont croisés !

RS : Comme Anne, je suis né à Saint-Ouen. Et un peu comme elle, je n’ai jamais quitté le 93, parce que j’ai l’impression que c’est un territoire en éruption, hyper vivant, jamais figé. Mes 5 premières années de vie, je les ai vécues au Maroc, où j’ai été élevé par ma grand-mère avant de revenir à Saint-Ouen. D’abord, j’ai éprouvé un certain mal-être parce que c’était loin de ce que j’avais connu au Maroc. Ensuite, en 4e techno, je suis allé au collège à Saint-Denis, et là, c’était différent : mes potes étaient plus proches de moi qu’à Saint-Ouen, j’ai découvert le hip hop, la boxe, c’était captivant. Tout ce que j’ai fait, je l’ai accompli à Saint-Denis, mes romans, même les grandes dictées que je me suis mis à organiser. Depuis, j’essaie de prendre le pouls d’un territoire en pleine mutation.

Enfin, une 2e saison est-elle déjà dans les tuyaux ?

AL : Je ne peux rien dire. Tout ce que je peux dire, c’est que la scène finale, où l’on voit Roxane hésiter entre deux clients à défendre, peut être imagée ainsi : « dois-je devenir capitaine de vaisseau ou juste la fiancée du pirate ? »

Propos recueillis par Christophe Lehousse

Photos: © Denis Manin – Sortilèges Productions / Canal+

66-5, création originale Canal +, peut être vue en replay sur la plateforme Canal+ / myCANAL ainsi qu’en coffret DVD et Blu-Ray chez Studiocanal

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